Anatole de Monzie

Tolérance à la française



       Le 19 juillet 1925, Anatole de Monzie, ministre de l'Instruction Publique, s'exclame à l'inauguration du Pavillon de la Bretagne à l'Exposition Universelle :
" Pour l'unité linguistique de la France, il faut que la langue bretonne disparaisse "

           Les langues dominées doivent  être détruites par les langues dominantes. Dans une circulaire du 14 août 1925, De Monzie ne reconnait à ce sujet aucune sphère privée, et veut imposer le français comme langue de sermon des prêtres. Il faut imposer " le seul langage français, dont le culte jaloux ne peut jamais avoir trop d'autels ".
        
 
         Ce ministre républicain est intéressant, car il a connu une bonne longévité politique. En 1902, à 26 ans, il est déjà chef de cabinet du ministre de l'Instruction publique. Ministre de l'Instruction Publique en 1925, puis des Finances, puis des Travaux Publics. Député socialiste, puis sénateur, il est de nouveau Ministre des Travaux Publics en 1939. Proche de Daladier, il sera un des soutiens les plus chauds des accords de Munich. Sa position sur le sacrifice de la Tchécoslovaquie rejoint sa position sur la Bretagne : les petites nations n'ont pas d'importance historique. Se préoccuper du futur, c'est se préoccuper de la paix entre les grandes nations.


            Sa position ne dérive pas d'un chauvinisme vulgaire, et n'a rien d'un lyrisme républicain. Dans son livre Ci-devant, paru en 1941, de Monzie décrit avec un amusement condescendant les idéologues de droite ou de gauche, qu'il a du mal à prendre au sérieux. Non, sa cohérence n'est pas d'ordre idéologique, mais stratégique :

" Il s'agit de rendre aux grandes et vraies nations leur liberté vis à vis des petites, de restituer le commandement à qui se bat ou se battrait, de mettre fin à la dictature des pupilles ".

        Cette pensée n'est évidemment pas en phase avec le droit des (petits) peuples à disposer d'eux-mêmes. A propos de la Tchécoslovaquie, qui est l'enjeu des accords de Munich avec l'Allemagne nazie, il cite Carlyle :

" Les droits, je me permettrai de les appeler des pouvoirs correctement articulés. C'est une terrible affaire que de les articuler correctement ".  

          On serait tenté d'imaginer un personnage dédaigneux envers les petites nations. Ce n'est pas le cas de notre homme. Il a suffisamment de culture, il connaît suffisamment les " pupilles " pour ne pas tomber dans un mépris ou un rejet primaire.

            L'apostrophe sur la disparition nécessaire de la langue bretonne est en fait révélatrice d'un état d'esprit " éclairé ", mais qui peut conduire au pire.

             Avec notre républicain, elle a réellement conduit au pire. La paix entre les grandes nations ayant plus de valeur que l'existence des petites, Anatole de Monzie acceptera de sacrifier la Tchécoslovaquie, et sera ensuite d'avis de lâcher aussi la Pologne. Ministre des travaux publics et négociateur avec les organisations syndicales de la fonction publique, il revendique la mobilisation des syndicalistes de la gauche pacifiste en faveur des accords avec l'Allemagne. Il appelle à la négociation avec les autres grandes nations, l'Italie de Mussolini en particulier.



            En 1940, une autre diversité est devenue problématique : les Juifs. Anatole de Monzie écrit dans son livre, à la date de "Septembre 1940" :

              " L'antisémitisme français s'essaie. Nous en étions resté au jugement de Voltaire sur les Juifs " nation odieuse et nécessaire ". Mais la nécessité de Léon Blum étant devenue discutable, il y a lieu à révision du sentiment français. Nous voudrions que l'antisémitisme, comme l'anticléricalisme de naguère, laissât à chacun de nous la liberté de soustraire à l'anathème commun quelques exceptions de choix : du temps qu'on maudissait en bloc les curés, on aimait le sien et quelques autres ; cela seul rendit supportable un système par ailleurs imbécile. Les Autrichiens avaient inventé un modus vivendi analogue pour leurs juifs, quand le Dr Lueger les eût persuadés d'être anti-juifs. "


                Le paradoxe de l'esprit français de tolérance est ici clairement visible, sa veulerie admise, et sa source voltairienne est explicite.
                 
                  Voltaire a défendu des protestants persécutés, comme Calas. Mais la haine du catholicisme (" Ecrasons l'infâme ") est le fil rouge de toute sa vie, y compris dans ses appels à la tolérance.

                Dans Candide, il a des mots de compassion pour le nègre de Surinam, victime d'un maître hollandais. Dans nos écoles secondaires ce texte est lu avec ferveur, et Voltaire est considéré comme un philosophe anti-esclavagiste. Les élèves n'apprennent pas que notre philanthrope a placé, en toute connaissance de cause, sa fortune dans le commerce des esclaves. A Nantes, il fait partie des " associés ", les grands investisseurs dans le commerce négrier.

                Bertrand Barère, partisan acharné de l'unité française, participe de la même duplicité. Le fait que les départements soient des fourre-tout historiques lui semble une œuvre hautement révolutionnaire. Originaire de Tarbes, il impose néanmoins que le département des Hautes Pyrénées ne démembre pas le comté de Bigorre.

               L'Etat légifère contre les communautés, les cultures ou les langues, bref contre la diversité. Les Français acceptent facilement ce genre de législation, mais sont compréhensifs envers les particuliers. La tolérance républicaine n'est pas la sœur de la justice, mais la fille cachée de la charité.


            Anatole de Monzie exprime avec clarté cette tournure de pensée si typique de l'esprit français. Il accepte et même assume l'anathème commun, mais il se pique de conserver en privé une distance avec la loi, et un respect pour les individus.
            En France, c'est ce qui s'appelle la tolérance, l'esprit frondeur.




                Face aux mesures d'exclusion pendant la période 39-45, les seuls mouvements enregistrés dans les universités, les écoles et les lycées français concernent la défense d'un collègue, mais non la contestation des mesures antisémites (1). Au Collège de France, on anticipe même les lois de discrimination.
                Dans les pays proches, on enregistre au contraire des protestations sur le principe même de la discrimination. Les étudiants et professeurs hollandais, jusqu'au doyen de l'université de Leyden, la plus ancienne université du pays, protestent contre les mesures antijuives. Le conseil d'administration de l'Université libre de Bruxelles proteste solennellement et refuse d'appliquer les ordonnances.
              Robert Badinter (2) constate le même phénomène chez les avocats. Aucune protestation du barreau en tant que corps ne s'élève contre une législation contraire à l'idée de justice.

                Les magistrats sortent pratiquement indemnes de l'épuration, bien qu'ils aient prêté serment de fidélité au maréchal Pétain, et participé, parfois activement, au maintien de l'ordre vichyste. Ainsi, André Mornet, qui prêta lui aussi serment au maréchal et retira la nationalité française à tant de réfugiés, ce qui revenait à les livrer sans défense aux Allemands, fut si bien pardonné, et ses remords étaient sans doute si sincères, qu'il fut choisi pour instrumenter contre Laval et Pétain. Lors du procès, lorsque la foule s'émut devant la parodie de jugement, il s'écria même : "il y a trop d'Allemands dans cette salle !".


                A partir de 1939, l'administration française applique les nouvelles lois. Il n'y a aucune discontinuité administrative entre la Troisième république et l'État français du Maréchal Pétain. Il n'y aura d'ailleurs pas non plus de discontinuité administrative entre l'État français et la Quatrième république.
                Sur les membres de la Cour des Comptes en service en 1942, 99% le sont encore en 1949. A l'Inspection des Finances, 97% des inspecteurs généraux en activités en 1948 l'étaient déjà en 1942 ; tous les inspecteurs recrutés sous Vichy restèrent en place après la guerre (3).
                 Au Conseil d'État, 80% des présidents de section et 76% des conseillers en activité en 1942 continuaient à exercer en 1946.
                Même dans le corps préfectoral, le plus fluctuant de tous les grands corps administratifs, près de la moitié des préfets de carrière en poste en 1939 le sont encore en 1946, ayant ainsi traversé la défaite, l'occupation et la libération sans désobéir aux différents régimes en place.


(1)  C. Singer. Vichy, l'Université et les Juifs. Les silences de la mémoire. Les Belles Lettres, Paris, 1992
(2)  R. Badinter. Un antisémitisme ordinaire. Vichy et les avocats juifs (1940-1944), Fayard, paris 1997
(3)  R. Paxton, La France de Vichy, Ed Seuil 1999


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ContreCulture / Tolérance version 1.0